samedi 29 novembre 2014

La pesanteur et la grâce

Comment la foi vient-elle à nous si elle ne provient pas d’un savoir appris sur la religion ? Est-elle forcément transmise de génération à génération ? Peut-elle sauter une ou plusieurs générations sans disparaître ?
Je m’interroge à ce sujet comme Alexis Jenni (« Son visage et le tien » en 2014, ayant reçu le prix Goncourt pour son précédent livre « L’art français de la guerre »). Moi qui aie eu dans mon enfance quatre ans de catéchèse sans personne dans mon environnement familial pour discuter de religion ou de la vie de l’esprit ? Comment la foi a-t’elle pu me tomber dessus ? Alexis Jenni qui n’a jamais eu le moindre enseignement de catéchèse a pu observer l’écrasement dans le silence de toute sa famille sur  ce thème. C’est de cela que je voudrais parler dans cet article.
Il existe une forme de foi très lourde qui semble interdir d’en parler. Le sujet est tabou. Les mots semblent inopérants à l’évoquer. Cette foi là se caractérise par tout un florilège apparent de règles morales et de contraintes de toutes sortes qui semblent s’opposer au bonheur de vivre. La vraie joie serait pour un ailleurs et un au-delà qui seraient éternels, à la condition de la mériter.
Mais s’il vient à manquer un ou plusieurs chainons dans la transmission par la tradition, n’est-il pas possible de redécouvrir en toute indépendance de la longue tradition religieuse, une foi libérée de toute contrainte moralisante ?
Cette nouvelle forme de foi libérée se révèle dans l’intériorité, en faisant fi des anciennes habitudes culturelles et sociales extérieures. Sans rien renier du passé spirituel ou du futur dans l’éternité, elle affirme que le mode d’être au présent est essentiel et ne doit surtout pas être escamoté. Elle offre au croyant la possibilité d’une quête active qui ne signifie nullement accumulation de savoir mais de découverte en soi et sollicitude pour un gout de Dieu, sans qu’il soit obligatoire de définir ce concept précisément. Cette nouvelle foi se cultive avec la prière et les mots de la méditation. Cette foi laisse de nouveau filtrer la parole qui donne la vie. Plus on travaille à l’appréhender, plus on l’allège. Plus elle devient légère, plus on atteint la grâce.
Cette foi là ne se sclérosera jamais car elle est un élan de vie à la recherche permanente de sa source sans trop se soucier du passé ni du futur. Elle ne cherche pas du tout à prouver, démontrer ou comprendre quoi que ce soit sur Dieu. Elle admet qu’il existe de l’invisible qui échappe à notre raison qui se fait bien des illusions à croire que la vérité se réduit au seul visible. Ce lâcher-prise sur l’emprise sur monde apparent, libère la joie naturelle de son emprisonnement par la pesanteur d’un excès de règles moralisantes.
Oserais-je dire que cette foi se recrée d’elle même, même s’il n’y a que ténèbres et en-bas. L’héritage de la tradition religieux devient secondaire, même s’il demeure comme l’ossature d’un fil conducteur au travers de l’histoire de l’humanité.


Dimanche dernier, le nouveau prêtre de notre paroisse nous exposait le sens de l’avent, période faisant la jonction  entre une commémoration du passé (la venue du Christ parmi les hommes) et l’attente d’une espérance (le retour du Christ dans l’Apocalypse). Je lui faisais remarquer que le Christ était aussi dans le présent. Il me répond, oui nous ne sommes pas totalement abandonnés. Il est dans les sacrements. Alors j’ai pensé qu’heureusement il n’était pas exclusivement dans les sacrements car sinon je ne l’aurais jamais rencontré.

Emylia

samedi 22 novembre 2014

Moments de grâce

Il n’est pas nécessaire de croire en Dieu, d’avoir une spiritualité, pour vivre des moments de grâce. Comment reconnaît-on ces moments là ? On se sent un peu différent, comme si l’on était saisi dans un état de bien être, d’émerveillement, comme transporté par quelque chose qui nous dépasse. Ces biens étranges moments transitoires sont difficiles à qualifier tant qu’on ignore leur origine. On ne saurait avoir qu’une vague idée abstraite d’une possible transcendance. Mais on n’en sait rien. Ce que l’on sait seulement, c’est que ces moments peuvent se produire à certaines occasions et qu’on peut favoriser leur occurrence.
Si je fais un retour en arrière sur mon passé, ce qui de façon récurrente me saisissais et continue aujourd’hui encore à me prendre dans une émotion presque indicible, c’est l’écoute de la musique, et surtout la musique classique. Adolescente, j’avais voulu apprendre la guitare classique, instrument polyphonique à lui tout seul par excellence. Au bout de quatre années, la lourdeur de mes études m’avait poussée à abandonner alors que je devenais plus mélomane que jamais. Je préférais me délecter dans l’écoute des concertos pour piano de Rachmaninov et les symphonies de Gustave Mahler que je continue d’apprécier inlassablement encore aujourd’hui. Du temps de ma jeunesse, mes gouts me portaient vers la musique instrumentale, surtout symphonique de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle.
Ma propre histoire à l’âge adulte m’a peu à peu éloignée de la pratique musicale et de l’art, pour me rapprocher très étroitement de la science, c’est à dire pour pénétrer les domaines de la connaissance du cosmos, en particulier celui de l’inerte (physique,  astrophysique et cosmologie).
Oui il y avait peut être un rêve de la connaissance des choses abstraites qui m’emportait tandis que je laissais derrière moi mes sentiments et mes émotions. J’avais délaissé » peu à peu le corps pour m’intéresser aux choses de l’entendement donc de l’esprit et de l’intelligence au détriment du cœur.
Ce n’est que depuis que la réalité du corps m’a rattrapée, que j’ai voulu rééquilibrer en moi la dualité corps-esprit dans son intégralité, en pleine conscience.   
Alors la musique a repris de nouveau sa place dans ma vie, d’abord par une écoute transportée. Peu à peu, je suis devenue de plus en plus sensible à la voix humaine, particulièrement au travers de la musique sacrée.
Il y a trois ans, alors que je retournais à la messe dominicale après trente ans d’absence, je découvre que la messe dans ma paroisse de proximité est animée par une chorale polyphonique au passé prestigieux (trois CD avaient été enregistrés dans le passé). Je succombe subjuguée par la beauté et l’harmonie de ces chants entonnés en cohérence par tous les choristes. Je rejoins de suite le groupe et je découvre que les paroles des paroles m’interpellent et vibrent dans mon cœur, autant que celles que je lis dans mes livres. Je revis ces moments de grâce musicale que je connaissais, amplifiée par rapport à l’écoute de musique en concerts, sur CD ou sur internet puisque je participais à la réalisation de cette beauté éphémère et insaisissable. Notre chorale était dirigée par un talentueux chef de chœur lui même amateur mais de formation d’excellence. Je renoue avec les répétitions, la lecture du solfège. Mais pour moi, cette pratique musicale là est totalement nouvelle. J’admire la motivation des bénévoles à maintenir cette manifestation liturgique en dépit des autres urgences de leur vie.
Puis l’année passée, la présence du chef de chœur s’estompe. Sa situation professionnelle s’est transformée de celle d’un enseignant en Science et Vie de la Terre à celle d’un directeur d’établissement scolaire catholique.
Nous nous retrouvons entre nous, choristes, avec notre pauvre et médiocre connaissance de la musique et du chant à tenter de reprendre l’animation musicale de la messe. Je me retrouve moi-même à devoir monter au pupitre et à l’ambon pour animer la messe lors « mon tour de garde ». J’ai accepté de m’y coller malgré mon incompétence caractérisée. « La chorale aide à la prière » déclare une choriste.
Aujourd’hui se pose la question de la survie de notre chorale. Elle passe forcément par ma contribution renforcée à la direction de la chorale et par l’acceptation de formations ciblée. Que dois-je faire ?
Or en ce moment je me sens traversée par un profond désir de musique. J’écoute en boucle des musiques vocales et certaines musiques de film dont l’histoire m’a énormément touchée. J’aspire à apprendre à jouer du piano, non pas pour devenir virtuose, mais pour éprouver le transport et la joie de l’humble interprète de mélodies composées par d’autres musiciens. Je viens de me décider d’apprendre le clavier arrangeur sur l’instrument offert à l’un de nos enfants. Cet arrangeur est demeuré silencieux durant deux ans, car personne ne s’est plongé sur son fonctionnement ni n’a tenté de l’apprendre. Mais je tends à penser que cet apprentissage n’est pas si difficile que je le croyais.
 Je suis étonnée de constater que ce désir de création musicale se croise avec mon activité en péril de choriste. Je m’interroge sur le fait que ma forte motivation à réapprendre la musique aussi tardivement a un rapport avec un devoir moral ou spirituel de sauver une chorale de messe de l’effondrement inéluctable. Une génération crée une œuvre extraordinaire destinée à l’effacement en raison du retrait des générations suivantes. C’est le mouvement de la vie. Qui sait si cette œuvre ne sera pas restaurée dans quelques décennies. Qui impulse les motivations collectives créatrices de l’humanité, même pour les plus modestes d’entre elles ?

Emylia

Ce qui est en cause est ce qu’il advient de l’être humain, ce qui change en lui. L’œuvre première est que vienne en lui ce second souffle qui lui donnera force et lumière pour créer son chemin. Cette puissance neuve, il ne sait d’où elle vient ni où elle va, c’est pourquoi elle est sa liberté. Il peut faire confiance à ce qui lui donne vie pour inventer sa vie.
Mais par quelles tâches ? Où sera l’action ? Le choix proposé ici sera parfaitement discutable. Il correspond aux deux piliers où l’être peut exercer ce qui l’inspire. Ce sera, sans doute, pour y pressentir quelle mutation peut s’y faire – afin que les humains aient une demeure digne de ce qu’ils sont. Ce sera donc l’art et la science. Ce n’est pas un choix innocent. Il suggère que ce qui fait la valeur d’un être humain, c’est ce qu’il donne. C’est ce qui sort de l’homme qui juge l’homme.  

L’explosion de la religion (chapitre inspiration)
Maurice Bellet, 2014


Concerto pour piano N° 2 de Rachmaninov:





Adagietto de la 5ème symphonie de Gustav Malher :

Et ma musique d'Ennio  Morricone qui me transporte en ce moment :

samedi 15 novembre 2014

Passé et avenir

Je vous fais partager mes commentaires aux sujet du paragraphe suivant que m'ont soumis les amis de Maurice Bellet. En effet nous avons l'occasion de nous rencontrer de temps en temps pour échanger sur un thème proposé.


Passé et avenir
"Sans discours fondateur, pas de vie humaine" Jean-Claude Guillebaud
"Il ne suffit pas que l'homme soit né, il lui faut un chemin d'humanité" Maurice Bellet

1) De quoi sommes-nous héritiers ? Qu'est-ce qui demeure agissant, vivant en  moi dans mon propre passé, dans notre histoire collective ?
2) Qu'est-ce qui ne doit pas se perdre mais devrait demeurer ? Qu'est-ce que je souhaite dépasser ? Surmonter ? Changer ? Comment ? Par quelles voies ?
3) Qu'est-ce que je souhaite transmettre ? Quelle trace je voudrais laisser ? Quel est le monde que nous souhaiterions ? Quels changements souhaitons-nous ? Qu'est-ce que je fais pour que cela  change ?
Que chacun prenne les questions qui le rejoignent, dans le déroulement qui lui convient. Rien n'est imposé....
Bonne route !
L'animateur de la discussion...

Je ne suis pas parvenue rapidement à commenter ce sujet. Cela vient probablement des deux citations qui évoque l’homme en général. Celle de Jean-Claude Guillebaud affirme la nécessité du passé qui s’exprime sous a forme d’un discours fondateur. La phrase de Maurice Bellet évoque l’ouverture d’un chemin d’humanité qui va vers l’avenir. Donc dans le sujet de ce jour, il me semble qu’il faille établir un lien ou un pont entre le passé de l’humanité où je n’étais pas et un futur ou je ne serai pas. Mais paradoxalement ce passé où je n’étais pas et ce futur que je ne verrai pas m’aident à tracer mon propre chemin. Sans eux, il n’y a aucun fil conducteur, aucune boussole et ma vie serait absurde. C’est étonnant de réaliser que ma vie dépende aussi étroitement de ce que l’humanité a été ou ce qu’elle sera en mon absence. 
Mon premier héritage est d’abord le milieu familial qui m’a accueillie à ma naissance. Chaque jour, je prends davantage conscience de la chance que j’ai eue. J’ai pu avoir une enfance heureuse qui m’a aidée à tracer ma voie d’adulte sans trop de difficultés. Mais pour m’en rendre compte, il m’a fallu être sensibilisée au malheur qui frappe injustement autour de soi. Il ne faut pas non plus croire que le malheur domine toujours. Le bonheur simple et concret est présent et possible et à portée de main pour qui est suffisamment attentif aux multiples opportunités de la vie.
Après la famille, l’école et les études et les différentes formes d’éducations et formations m’ont beaucoup apporté. C’est la connaissance donc la culture au sens large qui me relie à l’humanité du passé, sans laquelle je ne serais jamais devenue la personne que je suis. Acquérir des compétences est fondamental pour s’insérer dans la société et y tenir un rôle, même mineur. C’est pourquoi le chômage est un véritable drame social, un déni d’humanité.
Et puis au delà du milieu familial, au delà des compétences, il y a cette capacité à nouer des relations humaines, non théoriques, non superficielles, mais réelles et profondes, lors de multiples occasions. Ce sont ces relations qui ouvrent un large chemin à notre humanité pour nous conduire vers notre avenir. Ces relations s’appuient sur un langage et des paroles qui ne doivent pas tourner dans le vide. Il faut se prévenir de tout langage trop normatif qui se fige en langue de bois. Les paroles de vie se donnent sous la forme d’une écoute attentionnée et d’une réponse de l’ordre du don.
Une expérience émouvante et probablement indispensable est de faire soi-même l’expérience d’ouvrir ce chemin d’humanité à autrui. Je pense d’abord à mes propres enfants. Mais il est également possible de faire ce don à d’autres personnes. C’est un peu comme si l’on comprenait ce que l’on était venu faire sur cette terre : être soi-même une porte, un chemin d’humanité pour quelqu’un d’autre. N’est-ce pas le rôle le plus élémentaire qui nous soit réservé à chacun ?
Cette phrase n’est pas sans me rappeler que Jésus déclare dans l’évangile de Jean : «Amen, amen, je vous le dis: je suis la porte des brebis. »
Pour répondre à la première question sur l’héritage, je me sens héritière d’une longue histoire collective qui plonge ses racines dans la nuit des temps. De cette nuit profonde, émergent des mythes fondateurs (Bible et autres récits) qui donnent à l’humanité ce dont elle a besoin pour s’extraire du monde inerte et sans vie ou bien du monde animal). Et donc ce qui me paraît essentiel de préserver est cette capacité relationnelle de coopération, de connivence qui permet d’avancer collectivement avec confiance vers avenir plus accueillant.
Pour répondre à la seconde question, il faut que je puisse exprimer ce que j’ai peur de perdre, pas seulement pour moi mais aussi pour mes enfants et l’humanité qui vient. Je crains que soit perdu toute l’attention portée à l’humanité, tout ce que les mythes fondateurs portent en eux de vie humaine pour des intérêts froids inhumains et barbare dans lesquels l’humain serait un pur accessoire (ces vieux mythes considérés comme archaïques et dépassés par une modernité prétentieuse seraient mis au rebut des vieilleries inutiles). J’ai peur d’une humanité qui se fragmenterait en petits ilots d’individualisme exacerbé, tous incapables de communiquer et de collaborer à un avenir vivable. Il faudrait donc être capable de préserver toute forme de relation humaine de nature horizontale et verticale qui permettrait cette marche collective sur un chemin d’humanité partagé. Quel est l’obstacle le plus difficile à surmonter ? Probablement la peur, la suspicion, la menace généralisée. Et donc il faudrait retrouver la voie (et la voix) de la confiance.
Pour répondre à la troisième question, je crois que bien des rêves et des illusions reposent sur le désir d’imprimer le souvenir de sa propre personne dans la mémoire de l’humanité. Certains agissent pour le bien de tous, d’autres pour le malheur d’un grand nombre de personnes, d’autres ne se préoccupent que d’eux-mêmes. Je crois que cette obsession de laisser une trace dans la mémoire collective est un asservissement à une illusion d’éternité terrestre. Il me semble qu’il y a un moyen de se libérer de cette illusion d’éternité est de s’affranchir de son égo, en se redéfinissant le moi « haïssable » (selon B.Pascal), en un nous « humains » collectif et intégrateur. Ce « nous » est le pronom que je retrouve dans le prologue de l’évangile de Saint-Jean : « Il a habité parmi nous : et nous avons vu Sa gloire pleine de grâce et de vérité, qui est la gloire que le Fils Unique tient du Père ». L’essentiel est probablement ailleurs que dans un nom écrit sur les pages d’un livre d’histoire et rappelé à la mémoire des vivants. Je crois bien plus en ce que les vivants portent en eux de confiance et de désir d’avenir pour eux-mêmes et pour d’autres, en ayant essayé de leurs transmettre modestement, ce que j’avais moi-même reçu en héritage, par les relations humaines consistantes dont je parlais plus haut.

Et pour terminer, je ne prétends pas changer le monde. Je ne peux que me transformer moi-même et entrainer avec moi d’autres personnes pour emprunter le même chemin d’humanité que Maurice Bellet nous invite partager en m’appuyant avec respect et gratitude sur les discours fondateurs humains qui m’ont précédée.

Emylia



Pour ceux qui souhaiteraient poursuivre une réflexion sur ce sujet, je voudrais préciser que Maurice Bellet a publié en 1990 un livre 'Dire, ou la vérité improvisée" qui proposent une série de thèmes de ce type sur lesquels ont peut partager nos points de vue en groupe.

mercredi 12 novembre 2014

Histoire d'Abraham

De nos jours, Il y a de quoi être très dérouté, sinon révolté avec l’histoire d’Abraham. Comment est-il possible qu'un père doive choisir entre deux options inconciliables ; choisir entre Dieu et son propre fils ; c’est-à-dire choisir entre obéir à Dieu et sacrifier son enfant, ou bien désobéir à Dieu et épargner son enfant. Le devoir de tout parent n’est-il pas d’introduire et d’accompagner ses enfants sur le chemin de la vie d’homme de l’enfance jusqu’à l’âge de devenir lui-même parent ? D’ailleurs ce devoir n’est pas simplement légitime ou moral. Il est avant tout une nécessité de l’amour. Et l’amour surpasse toute loi, règle ou tradition. Mais dans le livre de la Genèse, l’amour n’a pas encore été introduit dans l’humanité. Il faut attendre d’abord le décalogue avec la Loi de Moise, puis les Évangiles avec Jésus Christ.
Mais peut être que cette histoire n’est pas à comprendre au premier degré. Le trait caractéristique d’Abraham est son obéissance inconditionnelle à Dieu. Il ne semble jamais s’interroger sur le pourquoi de ses actes. Est-ce illégitime ou juste de faire preuve de discernement, ou bien faut-il s’abandonner aveuglement à ce que l’on croit être la volonté de Dieu ?
C’est ainsi qu’Abraham quitte sa terre natale et erre en pays de Canaan. Vivre en nomade, c’est accepter de ne jamais pouvoir amasser de biens et de faire confiance à la providence pour subvenir à ses besoins. Abraham est un pauvre qui se contente de presque rien et n’exige rien.
Aujourd’hui en occident, à moins de faire le choix d’un engagement religieux professionnel, nous sommes contraints d’accumuler plus ou moins de biens selon nos possibilités matérielles pour ancrer socialement nous-même et notre famille dans nos civilisations contemporaines (il est difficile pour un laïc de demeurer pauvre par pure vocation).
Pour Abraham, Dieu fait seulement la promesse d’une longue descendance, et lui accorde sur le tard le don de ses deux fils, Isaac et Ismaël. Mais Abraham subit l’épreuve d’une double contradiction cornélienne. D’une part il subit l’influence de sa femme Sarah pour chasser sa servante Agar et son second fils Ismaël et d’autre part perçoit un commandement divin de sacrifier Isaac. Les deux fils chéris sont promis à une mort certaine.
Dans nos vies, nous sommes souvent confrontés à des choix cornéliens à faire qui nous conduisent à faire un mal pour tenter de faire aussi un bien en contrepartie. Aucune situation n’est jamais absolument claire.
En revenant à l’histoire d’Abraham, l’interprétation pourrait être totalement inversée, donc contraire aux impressions premières au premier degré. Ce n’est pas Dieu qui impose cette situation absurde et inhumaine. Dieu intervient pour sauver les deux fils des erreurs de leur père. Eh oui, les parents parfaits n’existent pas. Il faut bien que quelqu’un répare les préjudices subis. Ismaël et Agar seront sauvés par Dieu d’une mort inéluctable dans le désert. Quand à Isaac, Dieu arrêtera le rite du sacrifice qu’Abraham croit avoir entendu.  
La seule possession dont Abraham a été gratifié est celle de ses fils. Cette possession pousse ce dernier à un attachement excessif qui étouffe ses deux fils. Aussi Abraham commet un meurtre symbolique sur ses fils en les empêchant de s’émanciper en tant qu’hommes. Abraham apprend renoncer à sa part de lui-même, sa propre chair, en laissant ses fils le quitter pour mener leur propre vie. Finalement Abraham n’aura jamais rien possédé de sa vie.
Pour nous aussi, fonder une famille n’est pas simple et demande des sacrifices. Un jour ou l’autre se pose la question de nos relations avec nos proches et particulièrement notre conjoint ou enfants. Nos ne possédons pas notre époux ou nos enfants. Nous devons accepter qu’ils soient libres ou que les enfants le deviendront bientôt. Cette acceptation nous conduit à laisser filer cette part de bonheur familial que l’on pourrait croire acquise. Mais en fait nous ne possédons rien, et surtout pas nos proches. Nous avons aussi à apprendre à nous dépouiller de ce qui nous importe.

Je ne sais pas si les auteurs de la bible voulaient vraiment suggérer cette interprétation de la nécessité de la séparation parents / enfants et du thème de la dépossession. Les biblistes ne connaissaient pas la psychologie et n’avaient donc pas les techniques d’expression qui auraient permis de préciser leur pensée. Mais probablement les gens de cette époque savaient bien mieux interpréter culturellement les récits symboliques que nous.

Emylia

Texte inspiré par le livre de Pierre Marie Beaude "La bible de Lucile"